LA MADELEINE DE PROUST


D’où vient cette fameuse expression courante de la « Madeleine de Proust » ?

Et pourquoi Marcel Proust ?

Cette expression fait allusion à ces petits actes, événements, odeurs, sensations, lieux, couleurs…  qui - brutalement - font ressurgir des tréfonds de notre mémoire de lointains souvenirs chargés d'émotion (et parfois de nostalgie).

Et si on les affuble de l'appellation « Madeleine de Proust », c'est parce que, dans "Du côté de chez Swann" (le premier tome de "À la recherche du temps perdu"), l'auteur évoque une telle remontée de souvenirs.

Alors que, pour le réchauffer, sa mère lui fait boire du thé et manger une madeleine, le goût de celle-ci, trempée dans le thé, provoque en lui une sensation intense qui le fera remonter à une époque ancienne où - à Combray -  sa tante Léonie lui faisait goûter un morceau de madeleine trempé dans son infusion.

Marcel Proust émet donc une belle théorie du temps qui passe, grâce à la madeleine. De simples gestes, des goûts, un lieu ou encore des odeurs peuvent faire ressurgir en nous des moments oubliés.

Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’il s’agit d’un souvenir qui nous revient de façon totalement hasardeuse. L’individu vivant ce phénomène ne s’attendait pas du tout à l’expérimenter en goûtant un aliment ou en respirant une odeur familière.

Voici le fameux extrait du "Côté de chez Swann" (1913) : 

 

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

 

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

 

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

 

Arrivera t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

 

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

 

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

Dans ce passage, les facteurs déclencheurs de l’acte de mémoire sont des opérations des sens et non de l’intellect, tels que des impressions olfactives ou gustatives. La combinaison de la vision du morceau de madeleine trempé dans le thé et de son goût sont à l’origine de la résurrection du monde oublié de l’enfance. Cet épisode du passé peut ainsi redevenir présent.

 

Et pourquoi les souvenirs d’odorat sont aussi souvent reliés à la nourriture ?

"Parce que la première perception quand on mange,

c’est ce que ça sent et non pas ce que ça goûte”

explique le Dr Johannes FRASNELLI (professeur et chercheur au Canada) :  

Au moment d’ingérer les aliments, on expose l’odorat d’abord. Et l’enfance, c’est le moment où on apprend à manger et on découvre les goûts et les odeurs".

 

"Un repas typique de votre enfance, le parfum des fleurs d’une région du monde où vous avez voyagé ou la simple humidité d’un lieu où vous avez déjà vécu peuvent immédiatement vous ramener en arrière. Cela s’explique par une particularité propre au sens de l’odorat."

 

"Tous les autres sens comme la vue ou l’audition sont associés à des régions du cerveau spécialisées qui ne font rien d’autre que traiter l’information visuelle ou auditive, indique Johannes FRASNELLI. "L’odorat est différent. L’information olfactive est traitée dans la région du cerveau qui s’appelle le système limbique, qui est également responsable de la mémoire, de l’apprentissage, des émotions et de la récompense. Elle va directement stimuler ces régions".

 

"Les souvenirs réapparaissent donc parce que l’odeur est traitée dans la même zone qui est responsable de la formation de ces souvenirs".

Merci à Blandine de m'aider à clôturer cet article de blog par sa bonne recette ! :)

Recette des Madeleines

4 œufs

150 g de farine

150 g de beurre

150 g de sucre

1 zeste d’orange

>> Faire ramollir le beurre, bien le travailler, ajouter le sucre et bien mélanger.

>> Ajouter les œufs, un à un, en attendant que chaque œuf soit bien incorporé avant d’ajouter le suivant.

>> Ajouter la farine tamisée au mélange précédent, ainsi que le zeste d’orange.

>> Verser la pâte dans des moules beurrés et farinés et faire cuire 10 minutes à four bien chaud.

B o n   a p p é t i t  !!!

 

“ Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?
Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré ! »

 

Charles Baudelaire (1857), Le parfum, Les fleurs du mal.


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