LEONARD DE VINCI ETAIT-IL UN NEZ ?


Léonard de Vinci fascine. Peintre, mais aussi sculpteur, architecte, inventeur, scientifique, urbaniste, musicien, poète, ingénieur militaire, botaniste, mathématicien, anatomiste, philosophe et écrivain.

En parcourant ses codex et ses manuscrits, on découvre que l’art des senteurs lui était étonnamment familier. Jusqu’à être un Nez ?

Enquête inédite sur une facette peu connue du fascinant artiste de la Renaissance.

Un formidable article des ECHOS week-end du 14 février 2020, écrit par Johanne Courbatère de Gaudric.

Au printemps 1517, Léonard de Vinci arrive au Château du Cloux [renommé plus tard Le Clos Lucé], sa dernière demeure à Amboise. Avec lui, deux de ses plus fidèles collaborateurs, Gian Giacomo Caprotti, qu’il surnomme Salai, et Francesco Melzi. Dans ses effets personnels, les trois œuvres sur lesquelles il travaille encore, La Joconde, la Sainte Anne, le Saint Jean-Baptiste, mais aussi l’ensemble de ses notes… Elles se comptent par milliers, dispersées en divers carnets et feuillets qu’il entend classer pour de futurs traités. Parmi ses innombrables croquis, on trouve des schémas d’alambics et autres outils d’extraction. On peut également y lire des recettes de senteurs ou des recommandations pour bien fixer l’odeur des fleurs dans l’alcool… En somme, tout ce qu’il faut pour concevoir des compositions parfumées. 

L’homme au savoir « universel » qui excellait dans la peinture, l’architecture, la musique… maîtrisait-il également l’art du parfum ?  « Assurément, constate Valentina Zucchi, historienne de l’art et responsable de la médiation des musées de Florence. Léonard de Vinci était aussi bien artiste que scientifique, il s’est notamment intéressé à la botanique et à l’alchimie. […] Parmi leurs applications, il y avait la parfumerie, au même titre que la peinture ou la médecine. Certains alambics qu’il dessinait en témoignent, ils se destinaient uniquement à ce domaine ».  Une autre facette du génie de la Renaissance, innovateur et visionnaire dans ce projet comme dans tous ceux qu’il a abordés.

« A ce jour, il ne nous reste qu’une partie de tous ses manuscrits, ajoute Pascal  Brioist, historien et professeur à l’université de Tours. En 1503, près de seize ans avant sa mort, il a déjà rempli 25 petits carnets, 2 carnets majeurs, 16 carnets en parchemin, 1 carnet en couverture verte de peau de chamois, selon ses termes dans le « Codex Madrid II ». Les 19 volumes qui réunissent pas moins de 13 000 pages ne représentent que la partie émergée d’un immense iceberg ». Au regard d’une telle production, on n’ose imaginer le nombre de recettes parfumées que Léonard de Vinci aura expérimentées tout au long de sa vie.

Illustration de BEN GILES

RECETTES DE BEAUTE A LA COUR

Mais comment vient-il à s’intéresser aux senteurs ? Par diverses circonstances. La première est liée à l’univers dans lequel il a évolué. Dès ses années à Florence, il commence à se rapprocher près des Médicis. L’atelier de Verrochio, qui réalise de nombreuses commandes pour Laurent de Médicis, lui donne un premier accès à la cour et, pas à pas, il se fait des relations, un nom… Or c’est aussi la période pendant laquelle les cours italiennes sont en pleine évolution. Les comportements s’y font de plus en plus sophistiqués. On apprend à danser avec grâce, on se pare et, bien sûr, on se parfume. Rien n’est trop chic ni trop beau pour se distinguer. A cet effet, les recettes de beauté et de parfum se transmettent par le bouche à oreille, des ouvrages comme les Secreti comment à faire leur apparition. Ce sont des manuels permettant de réaliser des onguents, des eaux parfumées et toute sorte de remèdes contre la migraine, la fièvre, etc. Certains, dit-on, seraient écrits par des femmes parmi les plus en vues, on cite par exemple Caterina Sforza ou Isabelle d’Este qui, au même titre que les hommes, dictent les tendances et les usages dans ce domaine.

Dans ses carnets, Léonard de Vinci fait de même, il livre des recettes sur des sujets aussi variés que l’épilation, le parfumage des mains, celui des costumes de spectacle, la désodorisation d’une pièce ou d’huiles végétales… On garde souvent à l’esprit la figure d’un personnage au crépuscule de sa vie, prenant les atours d’un philosophe à la longue barbe blance. Mais c’est oublier que Léonard fut jeune et plutôt bien fait de sa personne et, aussi, d’une grande sophistication. […] qui stupéfait son entourage par sa beauté et son élégance. […] « Son dandysme, les raffinements qu’il s’octroie transparaissent, directement ou par allusion, en divers endroits de ses écrits, note Serge Bramly, dans sa biographie sur Léonard de Vinci. Au milieu de recettes pour des couleurs, de notes sur les pigments, le besoin lui vient soudain de discuter parfums. Il écrit : « Prends de l’eau de rose fraîche et mouille t’en les mains ; puis de la fleur de lavande et frotte-la entre les mains, et ce sera bien ». […]

« Comme d’autres domaines, la parfumerie connaît à ce moment-là une révolution importante. De nombreux savants multiplient les recherches relatives à la distillation, les études botaniques connaissent aussi un essor remarquable. Et puis, le développement des routes commerciales favorise l’arrivée de nouvelles merveilles odorantes. Des villes comme  Venise, Florence ou Gênes sont au cœur de tous les échanges », raconte Annick le Guérer qui vient de publier un article sur les parfums à la Renaissance dans la revue du CNRS A3 Magazine. Léonard est bien sûr attentif à ce qui vient d’ailleurs. Dans le Codex III, folio 74r par exemple, il note cette observation : « Les ongles longs sont considérés comme une honte chez les Européens, sont objets de grande vénération chez les Indiens ; il les oignent de parfums odorants et les ornent de dessins variés ».

L'oeil du botaniste transparait dans ses oeuvres :  

A gauche : l'Ange Gabriel tenant un lys, détail de l' "Annonciation" (1472-1475)

A droite : dessin "Etoile de Bethléem, anémone des bois, euphorbe Petite Eclaire" (1505-1510)  

Un autre élément va guider Léonard vers le parfum. Il est directement lié à son activité d’artiste : en 1472, il se voit, à l’âge de 20 ans, officiellement inscrit dans le registre de la Compagnia di San Luca de Florence, la guilde des peintres et des sculpteurs. Or cette corporation est aussi celle des médecins et des apothicaires. « Grâce à la guide de Saint Luc, il entre en contact avec ces professions qui maîtrisent les connaissances et les outils pour composer les produits parfumés, indique Pascal Brioist.

"C’est probablement à ce moment-là qu’il commence à s’intéresser de près aux alambics". Ces derniers sont au cœur des procédés alchimiques indispensables pour extraire par distillation les principes odorants des fleurs et d’autres ingrédients.  Léonard étudie leur fonctionnement et en dessine de nombreux modèles dans ses carnets. Des alambics simples, des doubles, avec des becs plus ou moins allongés et pour de multiples usages.

 

DECOUVREUR DE TECHNIQUES MODERNES

Il se penchera aussi sur d’autres procédés d’obtention et de création de senteurs. Dans le Codex Atlanticus, au verso du folio 195, il suggère par exemple qu’il est possible de capture les odeurs des fleurs grâce à des substances grasses. On connaissait déjà le principe de la macération dans l’huile. Mais ici, Léonard se rapproche davantage d’une technique qui arrivera plus tard en parfumerie, l’enfleurage à froid. « Mets les amandes sans écorce au milieu de fleurs d’orange douce, de jasmin, de troène ou d’autres fleurs odoriférantes et change l’eau à chaque fois que tu devras renouveler les fleurs afin que les amandes ne prennent pas l’odeur du moisi ».  Quelques lignes plus haut, il suggère que l’eau ardente – ancêtre de l’alcool – est un excellent conservateur d’essences parfumées : « Prends de l’eau ardente et mets y les senteurs que tu veux. Elle les gardera et les conservera en elle ».

 

Le métier de parfumeur tel qu’on le connait aujourd’hui n’existe pas au temps de Léonard. L’activité est éclatée entre différentes professions, dont les plus importantes sont les apothicaires et les médecins, mais on trouve aussi de quoi se parfumer chez les merciers, les gantiers ou les épiciers. Fidèle à sa dimension d’homme universel, Léonard de Vinci met ainsi son « nez » dans tous les domaines qu’il exerce, y compris les plus inattendus. Quand il est architecte pour Charles d’Amboise, il imagine un jardin rafraîchi et parfumé par un système de canalisations et de bassins.

Quand il se fait ingénieurs-décorateur au service des Sforza ou du roi de France pour lesquels il concoctera des fêtes extraordinaires, il y jouera aussi du sent-bon. Travaillant sur des costumes de carnaval, la première recommandation qu’il donne concerne l’odorat : « Pour confectionner un beau costume, prend de la toile fine, enduis-là d’une couche odoriférante de vernis composé d’huile de térébenthine ; et glace-la avec un kermès oriental en ayant soin que le modèle soit perforé et mouillé, pour l’empêcher de coller », écrit-il dans le manuscrit I, folio 49. 

Un peu plus tard […] c’est un mini feu d’artifice parfumé à réaliser en intérieur dont il donne la recette. « Si tu veux allumer dans une vaste pièce une flambée qui ne cause aucun dommage, fais ainsi : d’abord, parfume l’air avec une épaisse vapeur d’encens ou quelque autre senteur fortement odorante, puis souffle, ou fais bouillir, et réduis à l’état de vapeur, dix livres d’eau-de-vie. Prends garde toutefois que la pièce soit bien close, et jette à travers la fumée du vernis pulvérisé qui flottera au-dessus d’elle ; puis, muni d’une torche, entre brusquement dans la pièce, et aussitôt tout ne sera plus qu’une nappe de feu ».

« A l’époque, la dimension sensorielle est courante dans les festivités, mais Léonard de Vinci excelle dans cette discipline avec toutes sortes d’inventions », pointe l’historienne Caro Verbeek à l’université libre d’Amsterdam. Il jouait de la poly-sensorialité dans des domaines comme le spectacle ou l’architecture. « Nous construirons au-dessus des têtes un très fin treillis de cuivre qui recouvrira le jardin et tiendra captives diverses espèces d’oiseaux. Ainsi, tu auras une musique perpétuelle, avec le parfum des citronniers et limoniers en fleurs ». (Codex Atlanticus 732 v-b. L’artiste écrit ses lignes aux alentours de 1508, quand il est à Milan.

Quelques années plus tard, en 1517, il concevra pour François 1er un lion mécanique qui offre une fleur de lys odorante, ajoutant ainsi une dimension à la scénographie. Léonard s’est également souvent penché sur l’utilisation de « parfums » à des fins militaires. Quand il réside à Milan au service de Ludovic Sforza, il imagine des fumées à visées narcotiques et d’autres carrément mortelles. « La fragilica est une balle d’un demi-pied de diamètre, emplie de petites canon de papier et bourrée de poix, de soufre et de cono corsico. Quiconque en perçoit l’odeur tombe en pâmoison », écrit-il. […]

«Du temps de Léonard de Vinci, médecine et parfumerie se mêlent encore.  Les compositions parfumées ont un usage à la fois hédonique, hygiénique et prophylactique.  On pense que les mauvaises odeurs sont synonymes de maladie, relève Eugénie Briot, historienne. Et tant que l’on ne sait pas d’où viennent les maux plus ou moins mortels, on use des parfums comme protection ou remède. » L’eau de rose est une véritable panacée à l’époque et Léonard en raffole. Il en fait usage pour se parfumer et aromatiser ses mets ou ses boissons... […] Il donne par exemple la recette d’une Eau des Turcs. Sucre, eau de rose et eau fraîche… Recomposée puis adaptée en sorbet par l’historien Pascal Brioist pour une conférence sur la Renaissance, cette recette serait un délice.

 

SES PREFEREES : JASMIN, LAVANDE ET ROSE

A l’inverse, son odorat n’apprécie guère des senteurs comme le musc qu’il trouve particulièrement puissant. Ou encore, certaines huiles comme celle de noix qu’il utilise souvent comme liant pour la réalisation de son sfumato en peinture. Pour preuve, voici ce qu’il suggère de faire quand cette odeur l’incommode : « Pour désodoriser l’huile : mets dans un vase dix pintes d’huile crue. Fais sur le vase une marque à la hauteur de l’huile, ajoute une pinte de vinaigre et laisse bouillir jusqu’à ce qu’elle soit descendue aussi bas que la marque. Ainsi, tu seras certain qu’elle est revenue à sa quantité première et que tout le vinaigre s’est évaporé, emportant avec lui la triste odeur. Je crois qu’il est possible d’obtenir le même résultat avec de l’huile de noix et avec toute autre huile ayant une triste odeur. » […]

Si certaines odeurs sont « tristes » au nez de Léonard, d’autres se montrent assurément plus « gaies ». Ainsi, les fleurs comptent parmi ses essences préférées. Il cite le jasmin, la lavande aux côtés de la rose, mais aussi l’encens ou l’orange dont il conseille la distillation […] : « Ote la surface jaune qui recouvre l’orange, fais-la distiller dans un alambic jusqu’à ce que l’extrait puisse être dit parfait. » On ne sait précisément à quel usage il destinait son extrait d’agrume : parfumerie, art culinaire ou pictural ? Plusieurs options sont possibles : « Les ingrédients qu’utilisait Léonard de Vinci pour la peinture étaient souvent similaires à ceux du parfum. Epices, résines, graines, racines, noix, fleurs pouvaient fournir des pigments ou des huiles. L’univers dans lequel il travaillait fourmillait de senteurs », témoigne Marjolijn Bol, historienne en techniques de l’art à l’université d’Utrecht. Pour les nuances jaunes de son sfumato, il aimait particulièrement le curcuma et le safran qui lui offraient un éclat plus transparent que les extraits minéraux. Et pour le rouge et l’azur, voici ce qu’il indiquait […] : « Note comment l’eau-de-vie s’imprègne de toutes les couleurs et du parfum des fleurs. Si tu veux faire du bleu, mets-y des bleuets et des coquelicots pour le rouge. »

Il est étonnant de constater que Léonard a réalisé de nombreuses études anatomiques et physiologiques au cours de sa vie. Parmi elles, figurent des observations sur le fonctionnement des différents sens et leurs interactions, notamment sur les liens entre les nerfs optiques et les nerfs olfactifs. Elles sont regroupées dans les pages conservées à la Royal Library de Windsor. De même, dans le Codex Atlanticus, il se penche sur la perception des couleurs et des odeurs, le déplacement des sons et des senteurs. Tout un ensemble de réflexions qui tenaient d’une approche synesthésique des sciences comme de l’art. Jouait-il des senteurs comme il le faisait de ses couleurs ? Allait-il jusqu’à parfumer ses tableaux comme il parfumait tout son univers ? Cela reste à découvrir…

SOURCE : « LES ECHOS week-end » du 14 février 2020.  

Ecrit par Johanne Courbatère de Gaudric.


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